LA TRADUCTION, UN PIS-ALLER DE LA LECTURE ?

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LA TRADUCTION, UN PIS-ALLER DE LA LECTURE ?

By Béatrice LESTANG (X) | Published  10/30/2011 | Literature and Poetry | Recommendation:RateSecARateSecARateSecARateSecIRateSecI
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Quicklink: http://may.proz.com/doc/3397
Author:
Béatrice LESTANG (X)
Perancis
Bahasa Itali hingga Bahasa Perancis translator
 

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Depuis des siècles, les deux formes traditionnelles qui ont dominé la traduction littéraire fran-çaise sont la traduction ethnocentrique et la traduction hypertextuelle. Elles ont été adoptées par la ma-jorité des traducteurs, qualifiés ainsi comme sourciers ou ciblistes selon qu’ils choisissaient de préserver la forme ou le sens; telles sont les apories fondamentales de la traduction, son paradoxe qui met sans cesse en question la fidélité et la trahison comme dans l’adage italien «traduttore tradittore»:

«Traduire, écrivait Franz Rosenzweig, c’est servir deux maitres» Telle est la métaphore ancillaire. Il s’agit de servir l’œuvre, l’auteur, la langue étrangère (premier maître), et de servir le public et la langue propre (second maître) ici apparaît ce qu’on peut appeler le drame du traducteur .

La théorie de la traduction est inséparable de l’histoire de la traduction et de l’histoire de la litté-rature car l’Europe s’est construite sur des traductions. Il suffit de penser aux Serments de Strasbourg en 842 qui constituent l’acte de naissance de la langue française, ils étaient une traduction et, avant toute littérature, un acte politique. Malheureusement, elle s’est fondée sur une série d’effacements de cette origine toute de traduction. Ceci vaut pour les textes fondateurs, ceux de ses deux piliers, le grec dans le domaine des sciences et de la philosophie et surtout l’hébraïque pour la Bible. En effet:

Jusqu’au IVe siècle en tout cas, l’ensemble des exégètes chrétiens ne considéraient pas la Septante comme une traduction mais comme le texte inspiré lui-même: la plupart des fidèles ont pu ignorer qu’il existait un original hébreu .

Durant le processus de la traduction littéraire, des transformations s’opèrent, elles sont souvent inconscientes pour le traducteur et totalement invisibles pour le lecteur de la langue d’arrivée qui n’a en main que le texte traduit. Le résultat est un texte annexé à la langue et à la culture d’arrivée, à travers lequel le traducteur s’est effacé. Antoine Berman et d’Henri Meschonnic, deux spécialistes de la tra-duction, se sont penchés sur ce processus de transformation et nous proposent des méthodes d’analyse de la traduction tout à fait innovatrices qui peuvent s’appliquer à n’importe quel texte littéraire traduit, qu’il s’agisse de prose ou de vers.
Pour la mise en application des théories présentées ci-après, nous avons choisi le roman d’Alberto Moravia, La romana (1947), traduit en français par Juliette Bertrand et intitulé La belle Ro-maine.
La copie de La belle Romaine sur laquelle nous avons travaillé est une réédition de 1984, Paris, J’ai Lu, Flammarion. La première traduction française remonte à 1947 aux Éditions du Cercle du Bi-bliophile/ le Club des Grands Prix Littéraires. Juliette Bertrand est la seule traductrice de ce roman qui n’a subi aucune correction dans ses rééditions.

La situation actuelle du traduire
Les textes surtout les grands, les «classiques» sont continuellement retraduits. Et cela ne donne pas forcément de grandes traductions ou de grands traducteurs. Une grande traduction n’est pas celle qui se justifie par un choix dans la dualité du signe: vers la langue de départ ou d’arrivée, vers la forme ou vers le sens. Valéry Larbaud dans Sous l’invocation de Saint Jérôme (1944) y expose clairement ce concept:

Ce n’est pas une entreprise obscure et sans grandeur que celle de faire passer dans une langue et dans une littérature une œuvre importante d’une autre littérature.» C’est qu’il y a, en plus du sens des mots, «un sens moins apparent, et qui seul crée en nous l’impression esthétique voulue par le poète. Eh bien, c’est ce sens là qu’il s’agit de rendre, et c’est en cela surtout que consiste la tâche du traducteur .

Et Henri Meschonnic d’ajouter: «Traduire ce que les mots ne disent pas, mais ce qu’ils font. » La condition double d’une grande traduction nous apparaît clairement. Elle ne peut pas nier la dualité du signe et son continuum entre le signifié et le signifiant, entre la langue de départ et la langue d’arrivée. Ce que les mots font, ils le font à travers l’oralité, le rythme, l’organisation du mouvement de la parole dans l’écriture.
L’histoire du traduire montre que la théorie et les traducteurs sont étroitement liés. Tous ceux qui se sont exprimé sur l’acte de traduire sont des traducteurs. De Saint Jérôme à Nida, de Luther à Dolet et Benjamin. Ils ont défendu leur expérience du traduire en émettant des hypothèses, des théories sur le langage et le passage d’une langue à l’autre. La traduction littéraire est intimement liée à sa théorie et son histoire. Ainsi les traductions d’abord louées, comme les «belles infidèles» ap-paraissent plus tard comme incohérentes. Elles n’étaient pas fidèles au texte mais à une époque. La fidélité nécessite:

Une cohérence interne du texte, de son oralité, de sa poétique comme système de discours» […] «La force d’une traduction réussie est qu’elle est une poétique pour une poétique. Pas du sens pour le sens ni un mot pour le mot, mais ce qui fait d’un acte de langage un acte de littérature .

La poétique du traduire d’Henri Meschonnic
Considérant la traduction littéraire, Meschonnic dénonce cette longue habitude des traducteurs français à annexer à leur propre système linguistique et culturel les œuvres traduites. Il veut faire en sorte de détruire le mythe selon lequel une traduction n’est jamais qu’un pis aller, convaincu que l’œuvre traduite peut sortir enrichie de cette expérience de traduction. Les lecteurs sont rarement poly-glottes ou bilingues, et lire les œuvres traduites est souvent l’unique moyen pour pouvoir accéder à la littérature mondiale.
Meschonnic s’oppose à la division entre les traducteurs tournés vers la langue de départ et ceux regardant la langue d’arrivée. Cette répartition représente la division du «signe» c'est-à-dire l’alliance d’un signifiant graphique ou phonique (la forme) et d’un signifié (le sens).

Traduire selon la régie du signe induit une schizophrénie du traduire. Un pseudo-réalisme commande de traduire le sens seul – alors que le sens n’est jamais seul. Il commande l’illusion du naturel – la traduction effaçante .

Pour Meschonnic l’unité de langage, c’est le discours et non le mot et son sens. C’est là l’erreur des ciblistes qui oublient qu’une pensée fait quelque chose au langage et que c’est cela qui est à traduire. Quelles que soient les langues, il n’y a qu’une source, c’est ce que fait le texte; il n’y a qu’une cible, faire dans l’autre langue ce qu’il fait. Il dénonce vivement la trahison qu’opèrent les traducteurs envers la littérature: «ils lui enlèvent ce qui fait qu’elle est littérature - son écriture - par l’acte même qui la transmet» . L’indissociable et mystérieuse association de la forme et du sens dans l’original est détruite dans la traduction par une piteuse dissociation qui ne conserve que le sens. Pour cacher cette honte, le traducteur fera tout son possible pour effacer tout ce qui montre que c’est une traduction, il cherchera le naturel, dans la langue d’arrivée.
Meschonnic nous rappelle qu’il y a du rythme dans un texte et que la traduction doit en tenir compte. Le rythme est le mode de signifier du discours, sa spécificité, sa subjectivité. Avec sa prosodie, il indique l’organisation et la démarche même du sens dans le discours. C’est là l’objectif de la traduc-tion, car le rythme transforme le mode de signifier lorsqu’il est modifié.
Grâce au rythme qui lie le son et le sens dans le signe, le langage agit sur ses locuteurs, il fait quelque chose. De la même manière, traduire devient une pratique particulière du langage, qui ne doit pas se confondre avec l’écriture, pas plus que la traduction avec son texte, mais qui doit faire ce que fait le texte. C’est l’anthropologue Malinowski, qui découvre la fonction phatique vers 1925. Mais attention de ne pas confondre avec « l’équivalence dynamique » de Nida: viser au naturel, faire croire que l’auteur de l’original parle français, donner l’illusion que la traduction crée le même effet sur son lecteur que l’a fait l’original. Comment peut-on savoir l’effet créé sur le lecteur original ?
C’est ainsi que pour faire français, on allège, on supprime les répétitions. On ajoute ce qui semble indispensable pour faire français. On met de l’ordre dans la syntaxe, pour donner l’impression d’un texte écrit dans la langue. Plus le passage d’une langue à une autre donne l’illusion du naturel, plus la traduction réduit la distance linguistique, culturelle, historique entre les langues; plus elle fait preuve d’annexion, plus elle efface l’altérité et renforce la logique de l’identité.

Il y a du palimpseste dans la traduction et paradoxalement plus encore dans l’adaptation. En grattant la traduction, ce n’est pas tant le texte, l’original, qu’on découvre, que ce qui échappe communément au traducteur: sa théorie du texte et du langage. […] Dès qu’on cherche le comment, le quand, le pourquoi, ce n’est plus la traduction qu’on voit, et le texte d’origine encore moins. C’est le traduire. Son historicité, c'est-à-dire sa situation et sa relation à une poétique, présente et absente .

C’est ce que nous nous proposons de faire pour la traduction française de La romana: gratter la traduction. Découvrir dans quelle mesure se reconnait, ou, est cachée, l’altérité dans l’identité. Les idées d’Henri Meschonnic sur la traduction littéraire rejoignent, complètent celle d’Antoine Berman quant aux déformations qui s’opèrent lors de la traduction, et que nous verrons plus en avant.

Les théories traductives d’Antoine Berman
A) Réflexions sur la démarche traductive
Depuis des siècles, de nombreuses traductions littéraires françaises ont été effectuées de ma-nière ethnocentrique et hypertextuelle. Ce sont les formes de traduction que les traducteurs, les auteurs, les éditeurs et les critiques considèrent comme la «norme». Il s’agissait pour le traducteur de faire en sorte que la traduction ne se sente pas, que le lecteur français puisse lire le texte comme si l’auteur l’avait écrit directement en français. La traduction ethnocentrique est celle qui annexe tout à sa propre culture, ses normes et valeurs, et considère que «l’étranger» doit être adapté pour enrichir cette culture. La traduction hypertextuelle signifie imitation, pastiche, adaptation ou plagiat d’un texte déjà existant. Le résultat est une œuvre écrite en «bon français», en français classique qui exclut tous les éléments vernaculaires ou étrangers, effectue un travail de transformation et ainsi filtre «l’étrangeté». De cette façon, la traduction ethnocentrique devient hypertextuelle : la traduction doit être écrite dans une langue normative, elle ne doit pas heurter par des étrangetés lexicales ou syntactiques. Ainsi elle de-vient invisible, le traducteur s’efface. Pour Berman, le positionnement du traducteur doit changer, il préconise un plus grand respect de l’étranger:

Amender une œuvre de ses étrangetés pour faciliter sa lecture n’aboutit qu’à la défigurer et, donc, à trom-per le lecteur que l’on prétend servir. Il faut bien plutôt, comme dans le cas de la science, une éducation à l’étrangeté .

Antoine Berman part du principe suivant: «la traduction est traduction-de-la-lettre, du texte en tant que lettre ». Les traducteurs de nos jours refusent un tel rapport à la lettre, leurs traductions se-raient considérées comme littéralistes. Pourtant c’est un aspect du texte qu’on ne peut nier, un texte est autant le sens de ses formes que le sens de ses mots. Traduire à la lettre, ce n’est pas traduire mot à mot mais traduire le sens en conservant la forme. Il s’agit d’effectuer un travail sur la lettre: ni calque, ni reproduction mais traduction du sens avec son rythme, son oralité (allitérations, longueur ou concision du texte). Encore aujourd’hui, «l’équivalence dynamique» de Nida reste le dogme de la majorité des traducteurs. Aller uniquement à la recherche d’une équivalence sans tenir compte du contenant, c’est refuser d’introduire dans la langue traduisante «l’étrangeté» du texte original.
Pour légitimer sa thèse, Berman part de l’exemple de l’Allemagne du XIXe siècle. Il cite des traducteurs comme Schlegel, Goethe, Humboldt et Schleiermacher:

L’Allemagne romantique et classique pose un axiome absolu qu’aucune culture «nationale» n’est pos-sible sans un passage par l’étranger, et dans ce mouvement circulaire propre-étranger-propre, la traduc-tion joue un rôle insigne. […] Désormais il s’agit de restituer le plus fidèlement possible toutes les «parti-cularités» des originaux

Berman explique sa conception de la traductologie. C’est «une réflexion de la traduction sur elle-même à partir de sa nature d’expérience ». Ainsi la traduction devient expérience, expérience philosophique. Les grandes traductions faites à cette époque étaient liées à une pensée philosophique de l’acte de traduire. Berman nous rappelle que les romantiques allemands pensaient «la traduction dans le langage philosophique de la réflexion et de l’expérience ».
Le travail sur la lettre que propose Berman est un travail analytique qui opère une déconstruc-tion, au sens heideggérien, du travail du traducteur traditionnel caractérisé par l’ethnocentrisme et l’hypertextualité pour faire place à un travail de recentrement qui prend en compte de nouvelles di-mensions: «éthiques, poétiques et pensantes ».
Le questionnement sur les pratiques traductives évoquées ci-dessus, n’a cessé de se développer au XIXe et XXe siècle sans pour autant affaiblir leur domination: En dehors du domaine littéraire, cer-tains textes à traduire n’exigent qu’un simple transfert de sens; et quant à la traduction littéraire, celle-ci s’effectue à partir d’un horizon historique et culturel, par conséquent cet horizon engendre une part de transformation hypertextuelle. Pour Berman:

Mettre en question la traduction ethnocentrique et hypertextuelle, c’est chercher la part nécessairement ethnocentrique et hypertextuelle de toute traduction. C’est situer la part qu’y occupent la captation du sens et la transformation littéraire .

L’expérience du traduire s’accompagne souvent d’un sentiment de «souffrance» pour le traduc-teur et pour le texte traduit. «Car dès que l’on pose l’acte de traduire comme une captation de sens, quelque chose vient nier l’évidence et la légitimité de cette opération: l’adhérence obstinée du sens à sa lettre ». Le texte subit une violence, une trahison. Le sens est privé de sa lettre, à laquelle il est inti-mement lié.
Cette considération de Berman pourrait expliquer le sens de frustration souvent éprouvée par le lecteur d’une traduction: le sentiment que lire une traduction n’est pas une expérience pleine, mais un pis-aller. Une traduction n’est pas une création, c’est une «seconde main», une copie. Si elle se «veut» libre, elle est accusée de trahison. Berman nous rappelle le «contrat» fondamental qui lie une traduction à son original:

Ce contrat – certes draconien – interdit tout dépassement de la texture de l’original. Il stipule que la créa-tivité exigé par la traduction doit se mettre toute entière au service de la ré-écriture de l’original dans l’autre langue, et ne jamais produire une sur-traduction déterminée par la poétique personnelle du tradui-sant.

Le «moi» du traducteur est toujours présent dans le processus de traduction. Le traducteur est humain. C’est pourquoi il doit opérer des choix responsables selon sa propre éthique et son horizon culturel. Par ailleurs, il ne peut négliger l’aspect économique qui le lie à son éditeur. Rappelons-nous qu’un livre, en plus d’être un bien culturel, est une marchandise qui obéit à la loi de l’offre et de la demande. Un livre pour être vendu doit plaire. Après tout, peu d'auteurs, et de traducteurs à fortiori, ont les moyens de publier à leur propre compte. Ils dépendent tous deux d’un éditeur. Alors le traduc-teur devra, en partie, se soumettre à certaines conditions scripturales dictées par son éditeur qui attend de lui une «belle» traduction promettant le succès.

B) Le concept de critique de traductions
Pour Antoine Berman, l’expression «critique de traduction» n’est pas synonyme d’une évalua-tion négative mais d’une critique positive car c’est sa positivité qui éclaire l’œuvre, elle constitue la vérité de l’œuvre, son miroir. Pour Berman «la critique est ontologiquement liée à l’œuvre » et la traduction est une première critique en elle-même: «La critique d’une traduction est donc celle d’un texte qui lui-même résulte d’un travail critique ». La critique des traductions s’effectue depuis le siècle des Lumières sous forme de jugements essentiellement négatifs qui ne cernaient que les erreurs ou les défauts des traductions même réussies. En effet, le texte traduit semble porter une culpabilité originaire: il n’est pas l’original, il est second et donc facilement considéré comme défectif. Pourtant la traduction, comme communication entre les cultures, est le seul moyen d’accéder à ce qui est énoncé dans les autres langues.

C) Les tendances déformantes
Nous illustrerons ces tendances déformantes en confrontant quelques extraits de La romana et La belle Romaine à travers le parcours analytique proposé par Antoine Berman dans son essai intitulé La traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain.
Cette analyse fait une part au domaine psychanalytique car il semble évident que le traducteur traduisant n'a pas conscience, ce faisant, d'opérer «systématiquement» une série de déformations de l'œuvre qu'il traduit, pratique inconsciente parce que conforme à son bagage culturel et langagier, celui d’une « langue cultivée ». La langue française tient à ses règles, à sa correction, à sa culture et refuse de ployer, de se déformer, pour se faire le fidèle reflet de l'autre, de l'œuvre à traduire. Nous pouvons à ce sujet souligner la souffrance de traduire «fidèlement» un texte écrit dans un style «incorrect».
Ce système de déformations se présente comme une force inconsciente qui détourne la traduc-tion de son but. «Tout traducteur est exposé à ce jeu de forces. Bien plus: elles font partie de son être de traducteur et déterminent à priori son désir de traduire. […] Seule une «mise en analyse» de son activité permet de les neutraliser ». Les déformations opérées font en sorte que la traduction détruit la «lettre» de l’original au seul profit du «sens» et de la «belle forme». Ces tendances déformantes sont au nombre de treize: la rationalisation, la clarification, l’allongement, l’ennoblissement et la vulgarisation, l’appauvrissement qualificatif, l’appauvrissement quantitatif, l’homogénéisation, la destruction des rythmes, la destruction des réseaux signifiants sous-jacents, la destruction des systématismes textuels, la destruction (ou l’exotisation) des réseaux langagiers vernaculaires, la destruction des locutions et idiotismes, l’effacement des superpositions de langues.
Pour chaque tendance déformante, le cas échéant, nous fournirons un exemple concret en con-frontant un même passage de La Romana et de La belle Romaine, puis, nous proposerons une solution nouvelle de traduction. Les retraductions proposées à partir de maintenant ne visent pas tant à corriger, mais plutôt comme le suggère Meschonnic à «faire entendre prosaïquement le texte étranger». Dans le premier exemple, tous les détails concernant le titre de l’œuvre seront précisés, pour les exemples sui-vants seul le numéro de la page sera indiqué.

1. La rationalisation
Cette première tendance porte sur la structure syntaxique et la ponctuation du texte à traduire. Elle le réordonne sans nécessairement changer le sens, mais rend abstrait ce qui était concret et ainsi change son statut. C’est souvent le cas du non respect des répétitions.

Alberto Moravia, La romana, Milano, Bompiani, réédition 2006, Alberto Moravia, La belle Romaine Paris, J’ai Lu, Flammarion. réédition 1984, Tra-duction de Juliette Bertrand, Notre proposition de traduction
p. 124: dopo fidanzamenti lunghissimi ed estenuanti, p. 108: après de longues, d’exténuantes fiançailles, après des fiançailles très longues et très exténuantes,
p. 53: Pensavo pure che le persone che vivevano tra tutte quelle belle cose dovevano per forza essere belle e buone, non dovevano né bere, ne bestemmiare, né gridare, ne picchiarsi, ne fare, insomma alcuna delle cose che avevo visto fare in casa mia e nelle case simili alla mia. p. 45: Je pensais également que les per-sonnes qui passaient leur existence au milieu de toutes ces belles choses devaient forcément être belles et bonnes, ne pas crier, ne pas avoir de rixes, ne pas faire, en somme, la moindre des choses que j’avais vu faire dans mon logement et dans les logements analogues au mien. Je pensais aussi que les personnes qui vivaient parmi toutes ces belles choses devaient forcément être belles et bonnes, elles ne devaient ni boire, ni jurer, ni crier, ni se battre, ni faire, en somme aucune des cho-ses que j’avais vu faire chez moi et chez d’autres comme moi.

Ce dernier extrait présente plusieurs expressions qui ont été rationalisées, allongées ou raccour-cies et le final a été ennobli par rapport au registre linguistique d’Adriana, l’héroïne du roman.

2. La clarification
Elle concerne la tendance à clarifier ce qui dans le texte à traduire restait indéfini. C’est rendre clair ce qui ne l’est pas et ne veut pas l’être dans l’original. C’est par exemple le passage de la polysémie à la monosémie.

Notre proposition de traduction
p. 29: uno appunto di quei signori di cui la mamma parlava così spesso. p. 24: un de ces «messieurs bien» dont maman parlait si souvent. Justement un de ces messieurs dont maman parlait si souvent.
p. 39: io avrei dovuto sposarmi con un signore e non con un autista. p. 33: je devrais épouser un monsieur riche et non un chauffeur. je devrais me marier avec un mon-sieur et non un chauffeur.

La traductrice a choisit d’ajouter l’adjectif «riche» ou «bien» pour clarifier le sens de «signore»; Il s’agit d’hypertraduction tout comme dans les exemples suivants:

Notre proposition de traduction
p. 53: il guardaroba pieno di armadi à muro verniciati di bianco. p. 44: la garde-robe, remplie de pla-cards ripolinés en blanc. la garde-robe pleine de placards mu-raux peints en blanc.
p. 342: del fazzoletto. p. 333: le carré de soie. du foulard.
p. 491: una strada in Prati. p. 436: une rue dans le quartier Prati. une rue dans Prati.
p. 118: Non potrai mai più essere una buona sposa. p.103: Vous ne pourrez plus jamais être une épouse honnête. Tu ne pourras jamais plus être une bonne épouse.

Dans ce dernier exemple, il est à noter le passage du registre familier de l’original au registre formel dans la traduction. C’est bien là un exemple d’ethnocentrisme: en français on ne tutoie pas quelqu’un qu’on ne connait pas alors que c’est facilement le cas en italien. Ce qui explique le choix de la traductrice pour le contexte du passage cité.

3. L’allongement
C’est une conséquence, en partie, de la rationalisation et de la clarification. La traduction est généralement plus longue que l’original. Comme le dit Berman, c’est un dépliement de ce qui, dans l’original, est «plié». Cette tendance est inhérente au traduire, souvent elle prend le nom de «surtraduc-tion». L’allongement n’ajoute rien à la signifiance de l’œuvre, elle l’alourdit et porte atteinte à sa ryth-mique.

p.27 p. 22 Notre proposition de traduction
In quel periodo la mamma era sempre di cattivo umore. Au cours de cette période, elle fut toujours de mauvaise humeur. Dans cette période maman était toujours de mauvaise humeur.

Dans cette phrase, nous trouvons d’une part un allongement du complément de temps, d’autre part un «raccourcissement» du sujet (le substantif est remplacé par le pronom) ce qui compense en partie la déformation. Notons enfin le changement de temps verbal. L’imparfait correspond à la durée (précisée en début de phrase), le passé simple est plus ponctuel. Ce choix ne nous paraît pas justifié.

p.27 p.22 Notre proposition de traduction
per non so che successi e fortune; il mestiere di modella per lei. pour je ne sais quels succès, quelles aubaines: à ses yeux, le métier de mo-dèle. pour je ne sais quels succès et fortu-nes; le métier de modèle pour elle.

La traductrice supprime la conjonction «et», la remplace par une virgule et ajoute «quelles». «À ses yeux» substitue «pour elle». Ces changements de catégorie grammaticale, n’ajoutent rien à la signi-fiance du texte mais l’allongent sans justification et le rythme du texte est totalement altéré par le chan-gement et l’augmentation de la ponctuation.

Notre proposition de traduction
pp. 41-42: La chiamava «signora», titolo affatto nuovo per la mamma; ed aveva cura di ripeterlo spesso, al principio o in mezzo alla phrase, come un intercalare. p. 36: Il l’appelait «Madame», titre absolument nouveau pour maman, et avait soin d’amener le plus souvent possible cette appellation au com-mencement ou au milieu de ses phra-ses, comme une ritournelle. Il l’appelait «Mada¬me»», titre tout à fait nouveau pour maman; et il avait soin de le répéter souvent, au début ou en milieu de phrase, comme une ritournelle.

Dans ce cas, il s’agit d’un allongement par ennoblissement. Une fois de plus les mots utilisés dans la traduction ne correspondent pas au langage de l’héroïne-narratrice.

4. L’ennoblissement et la vulgarisation
L’ennoblissement est «une ré-écriture, un exercice de style à partir (et aux dépens) de l’original ». La traduction devient plus «belle», plus «élégante».
A l’opposé de l’ennoblissement, nous trouvons la vulgarisation. C’est la tendance à recourir à un langage oral ou argotique pour certains passages de l’original jugés «populaires»

p. 27 p. 22 Notre proposition de traduction
Non mi diceva quello che pensava. Elle ne m’exposait pas sa pensée. Elle ne me disait pas ce qu’elle pen-sait.

De nombreux exemples de ce genre pourraient être extraits de la traduction. Le verbe dire est pratiquement toujours traduit dans un registre de langue plus élevé que celui de l’original. Pourtant, il est évident qu’un langage plus soutenu ne peut être attribué à Adriana.
Dans l’exemple suivant la traductrice emploie un terme médical, d’un registre plus élevé d’un point de vue diastratique:

p. 245 p. 217 Notre proposition de traduction
malinconica e svogliata. mélancolique, aboulique. mélancolique et apathique.

Voici quelques passages où les mots ont été traduits dans un langage plus familier ou argotique:

Notre proposition de traduction
p. 21: un suonatore seduto à un pianoforte. p. 17: un «tapeur» assis devant un piano. un musicien assis à un piano.
p. 22: scoprendo denti di una bianchezza eccessiva che faceva pensare ad una dentiera. p. 19: en découvrant des dents d’une blancheur excessive qui donnait l’idée d’un râtelier. en découvrant des dents d’une blan-cheur excessive qui faisaient penser à un dentier.
p. 38: ora ti sei fidanzata con un morto di fame. p.32: Et voilà que tu t’es fiancée avec un crève-la-faim. Maintenant du t’es fiancée avec un meurt-de-faim.
p. 55: La fierezza per i miei stracci era ridicola. p. 47: La fierté que m’inspiraient mes frusques était ridicule. La fierté pour mes haillons était ridicule.

5. L’appauvrissement qualitatif
Remplacement de termes, expressions, tournures qui n’ont pas la richesse de l’original au niveau sonore, signifiant, ou iconique. C’est souvent le cas des termes qui ont une «couleur» locale et qui parlent à travers l’image qu’ils renvoient.

p. 27 p. 22 Notre proposition de traduction
sebbene la mamma brontolasse. quoique maman grognât. quoique maman ronchonnât.

La traductrice a fait preuve de zoomorphisme en choisissant le verbe «grogner», ce qui nous semble peu approprié dans le contexte. Pour conserver la même sonorité, nous proposons «ronchonner».

p. 2 p. 23 Notre proposition de traduction
Tutto il dennaro che ricevevo per le mie lungue, faticose e noiose pose negli studi lo portavo fedelmente alla mamma; e il tempo che non passavo nuda, tutta irrigidita e indolita L’argent que je recevais pour mes longues, ennuyeuses et fatigantes poses dans les ateliers, je le rapportais intégralement à maman; et le temps que je ne passais pas nue, tout ankylo-sée et tout endolorie, Tout l’argent que je recevais pour mes longues, épuisantes et en-nuyeuses poses dans les ateliers je le rapportais fidèlement à maman; et je temps que je ne passais pas nue, toute courbatue et percluse,

Dans ce passage il était important de conserver la répétition des sons liés aux sensations éprou-vées par Adriana. Dans la première partie, n’ayant pu conserver le son /o/, nous proposons des mots qui répètent le son /z/. Dans la fin du fragment original, c’est le son /i/ qui prime. Ici, nous avons tenté de restituer une sonorité réitérée en redoublant les sons /u/ et /y/
Un autre exemple d’appauvrissement au niveau sonore:

p. 144 p. 127 Notre proposition de traduction
sentivo dentro la bambola come un acciottolio, uno sgretolio di cattivo augurio. je perçus à l’intérieur du corps un bruit de vaisselle cassée et toute une désagrégation de mauvais augure. je sentis à l’intérieur du corps de la poupée comme un cliquètement, un brisement, de mauvais augure.

Dans l’exemple suivant, c’est le choix lexical dans la traduction qui ne nous semble pas appro-prié et il en découle une perte au niveau qualitatif. De plus, la préposition «chez» ne s’emploie pas de-vant un nom de chose.

p.41 p. 35 Notre proposition de traduction
Possiamo andare qua accanto, alla fiaschetteria, [...] Ci recammo tutti e tre insieme ad un’osteria poco distante, di là dalle mura. Nous pourrions aller à côté, chez le bistrot, [...] Nous nous rendîmes tous trois chez un traiteur proche, de l’autre côté des fortifications. Nous pourrions aller à côté, au débit de vin, [...] Nous nous rendîmes tous les trois ensemble dans un bistrot pas loin, de l’autre côté des remparts.

6. L’appauvrissement quantitatif
Il s’agit ici d’une déperdition lexicale. La prose romanesque est «abondante» en ce qui concerne les chaines syntaxiques de signifiants. Une perte s’effectue lorsque la traduction ne les rend pas tous.
L’œuvre d’Alberto Moravia est caractérisée par cette abondance. En effet, les descriptions sont généreuses: l’auteur utilise de nombreux adjectifs qualificatifs accolés qui ne sont pas forcément syno-nymes mais renforcent la signifiance pour mieux cerner la description. Trois, quatre adjectifs contigus ne sont pas rares, voire sept: “Li fiuto malvagi, stupidi, egoisti, meschini, volgari, falsi, ignobili, pieni di sudicerie.” (p. 391). Cette phrase a été intégralement restituée par Juliette Bertrand: «Je les flaire mauvais, stupides, égoïstes, mesquins, vulgaires, faux, ignobles, pleins de malpropretés.» (p. 347). Dans La belle Romaine, tous les adjectifs ont été fidèlement traduits mais pas toujours en respectant l’ordre original.

7. L’homogénéisation
Elle consiste à homogénéiser le texte original hétérogène en unifiant le «tissu de l’original». Cette tendance est la résultante de toutes les précédentes.
Un exemple d’homogénéisation qui reflète l’esprit ethnocentrique de la traductrice est le suivant:

p. 333 p. 295 Notre proposition de traduction
Niente, è un verso che ho tradotto per l’occasione. Rien. C’est un vers français. Rien, c’est un vers que j’ai traduit pour l’occasion.

8. La destruction des rythmes
C’est changer la rythmique de l’original comme par exemple, ne pas respecter la ponctuation.
Dans La belle Romaine, la ponctuation originale est souvent bouleversée. Ci-dessous, le premier exemple présente une ponctuation plus forte dans la traduction que dans l’original. (Quatre virgules au lieu de deux). Dans le deuxième exemple, c’est le contraire.

Notre proposition de traduction
p. 156: Il giorno dopo, per non essere infastidita dalla mamma già insospettita, finsi di avere un appuntamento con Gino. p. 137: Le lendemain, afin que maman, mise en soupçon, ne m’ennuyât pas, je fis semblant d’avoir un rendez-vous avec Gino. Le jour suivant, pour ne pas être tracassée par maman, déjà soupçonneuse, je feignis d’avoir un rendez-vous avec Gino.
p. 64: Mi aspettavo che, una volta a casa, la mamma mi coprisse di insulti e, magari, mi picchiasse di nuovo. p. 55: Je m’attendais à ce que, dès que nous serions rentrés chez nous, maman me couvrit d’outrages et même me frappât de nouveau. Je m’attendais à ce que, une fois à la maison, maman me couvrit d’insultes et, même, me frappât de nouveau.

9. La destruction des réseaux signifiants sous-jacents
Dans chaque œuvre littéraire, il existe un texte «sous-jacent» formé de mots clefs qui s’enchaînent en réseau. Il s’agit de mots qui ont quelque chose en commun et leur mise en réseau don-nent un sens à l’œuvre. On peut les retrouver à grande distance l’un de l’autre et le contexte ne justifie pas toujours leur emploi.
Nous avons relevé une expression qui se retrouve tout le long du texte dans la bouche de l’héroïne: «come ho già detto» (25 fois). Elle est importante, car derrière il y a la voix de l’auteur. Cette expression a été conservée par Juliette Bertrand dans la traduction.

10. La destruction des systématismes
Les systématismes (construction et longueur des phrases, emploi des temps…) caractérisent le style d’un écrivain.
Comme nous l’avons remarqué précédemment dans la rationalisation et à travers nos exemples, la traductrice a une tendance générale à modifier la ponctuation, ce qui influence la construction et la longueur des phrases. L’emploi des temps a généralement été respecté.

11. La destruction des réseaux vernaculaires ou leur exotisation
Il y a destruction des vernaculaires lorsque le traducteur ne réussit pas à rendre le mot ou l’expression que l’on retrouve dans l’original. Par exemple, lorsqu’il supprime les diminutifs, lorsqu’il rend un verbe actif par un verbe avec substantif. Il est possible de conserver les vernaculaires en les exotisant. Ce procédé peut prendre deux formes: soit on isole typographiquement (les italiques) ce qui dans l’original ne l’est pas, soit on peut rendre un vernaculaire local par un autre vernaculaire. «Mal-heureusement, le vernaculaire ne peut être traduit dans un autre vernaculaire. Seules les koinès, les langues «cultivées», peuvent s’entretraduire ».

Notre proposition de traduction
p. 83: “é un pezzo grosso” ella soggiunse abassando la voce, “della polizia...” p. 72: C’est une huile dans la police, ajouta-t-elle en baissant la voix. «c’est une personne importante» ajouta-t-elle en baissant la voix, «de la police…».
p. 133: è un pezzo grosso della polizia politica. p. 117: C’est un homme important... une grosse légume de la police politi-que. c’est une personne importante de la police politique.

Dans le deuxième exemple, le vernaculaire est traduit par autre un vernaculaire et renforcé par une clarification.
Ci-dessous c’est le diminutif qui a été supprimé dans la traduction de Juliette Bertrand.

p. 53 p. 35 Notre proposition de traduction
In una saletta più piccola. Dans une pièce plus petite. Dans une petite salle plus petite.

Parmi les vernaculaires, nous avons relevé un titre de chanson, des prénoms, des noms de fa-mille, des noms de rue, de ville qui ont tous été transformés avec un équivalent lorsqu’il existe en fran-çais:


Notre proposition de traduction
p. 253: e la donna can-tava «Facetta nera» . p. 224: et la femme chantait Joli minois noir . Nous proposons de conserver le titre original de la chanson et de le mettre en italique: et la femme chantait Facetta nera.
Adriana Adrienne Nous proposons de conserver les prénoms et noms originaux de même que les toponymes. Ces derniers seront écrits en italique.
Nous remarquons que très rarement, la traductrice a traduit «Mino» par le diminutif équivalent (Jacquot), la plupart du temps, elle utilise le nom en entier (Jacques); ceci supprime la connotation intime du prénom.
Giacomo Jacques
Mino Jacquot
Astarita Astarite
Gisella Gisèle
Luisa Fellini Louise Feligny
Piazza dell’Esedra Place de l’Hexaèdre

12. La destruction des locutions et idiotismes
Il est question ici de la tendance à substituer les idiotismes par leur équivalent. Cela faisant, la traduction devient ethnocentrique et perd toute la richesse de son étrangeté. En agissant ainsi le traduc-teur «refuse» de faire de la langue traduisante «l’auberge du lointain»; il francise le texte non seulement d’un point de vue linguistique mais aussi d’un point de vue culturel. Berman nous propose un proverbe allemand, comme exemple: «Morgenstunde hat Gold im Mund» qui traditionnellement sera traduit par «Le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt» mais traduire par cette équivalence c’est utiliser une image française. Un équivalent ne remplace pas la locution ou le proverbe. Berman nous propose ce nouveau proverbe dans la langue traduisante, plus proche de la «lettre», qui sera intuitivement compris par le lecteur et respectera l’image originale: «l’heure du matin a de l’or dans la bouche».

p. 27 p. 22 Notre proposition de traduction
da cosa avrebbe dovuto nascere cosa. «une chose en amène une autre». D’une chose devrait naître une chose.

La traductrice a complètement éliminé la répétition. Il n’y a plus l’effet sonore de l’assonance et l’expression en français devient plate. En remplaçant le conditionnel hypothétique par un présent de l’indicatif, l’expression devient une certitude.

Notre proposition de traduction
P 103: Sei un bel tipo di innocentina tu... p. 91: Tu es un beau type d’oie blan-che, toi! Tu es un beau type de petite inno-cente toi…
p. 449: Comunque in questi casi mal comune non è davvero mezzo gaudio. p. 39: Quoi qu’il en soit, ce ne serait pas une consolation pour moi. Toutefois dans ces cas là un mal partagé n’est vraiment pas une demi-consolation.

13. L’effacement des superpositions des langues
Une œuvre en prose comporte souvent la coexistence d’une multitude de langues. Il peut s’agir de coexistence entre koinès et vernaculaires, ou comme le précise Bakhtine:

Le roman, […] rassemble en lui «hétérologie» (diversité des types discursifs), «hétéroglossie» (diversité des langues) et «hétérophonie» (diversité des voix) .

p.10 pp. 7-8 Notre proposition de traduction
Il pittore, intanto, mi aveva fatto distendere sopra un sofà in fondo allo studio e mi aveva messo in posa, piegandomi lui stesso le braccia e le gambe nell’attegiamento che desiderava; ma con una dolcezza riflessiva e astratta, toccandomi appena come se mi avesse già veduto nel modo che voleva ritrarmi. Pendant ce temps, le peintre m’avait fait étendre sur un sofa, au fond de l’atelier, et m’avait indiqué la pose en me pliant lui-même les jambes et les bras pour leur donner l’attitude qu’il désirait, avec une douceur méditative et distraite, comme s’il me voyait là telle qu’il voulait me représenter. Le peintre, entre temps, m’avait fait étendre sur un sofa au fond de l’atelier et m’avait fait prendre la pose, en me pliant lui-même les bras et les gambes dans l’attitude qu’il désirait; mais avec une douceur réfléchie et abstraite, en me tou-chant à peine comme s’il m’avait déjà vue dans la façon avec laquelle il voulait me représenter.

Lorsque le lecteur italien arrive à «con una dolcezza riflessiva e astratta», il se rend compte qu’une autre voix s’est superposée à celle de la protagoniste-narratrice du roman. Car si ces mots peu-vent bien exprimer les sentiments ou les observations d’Adriana, ils ne peuvent vraisemblablement pas sortir de la bouche d’une «fille du peuple» comme elle se définit elle-même.
La traduction ne rend pas exactement cette hétérophonie dans la mesure où les termes choisis ne réfléchissent pas la pensée de l’original: «méditative» est un adjectif plus fort que «riflessiva» et «dis-traite» n’a rien à voir avec «astratta». Il est à noter enfin la totale suppression de «toccandomi appena» qui redonne de la concrétion à la scène.

Les thèses d’Henri Meschonnic et d’Antoine Berman se rejoignent très souvent. Ils partagent un même désir: celui de redonner à la traduction ses lettres de noblesse. Les hommes d’une culture ont toujours su qu’il y avait des étrangers qui avaient d’autres mœurs et d’autres langues. Et l’étranger a toujours été inquiétant : Y-a-t-il donc d’autres façons de vivre, de penser que la nôtre? C’est à cette « épreuve de l’étranger » que la traduction a offert une réponse partielle. Souhaitons que le traducteur puisse évoluer selon un esprit nouveau : ne pas annexer mais décentrer. Pour cela il devra avoir la pos-sibilité présenter son travail et son positionnement en préface de ses traductions. Pour emprunter une expression à Berman : le traducteur doit avoir la possibilité d’annoncer son parcours. L’éditeur doit être non seulement éduqué dans ce sens mais également convaincu du bien-fondé de l’opération. Pour sa part, le lecteur doit accepter de se confronter à l’étrangeté. Il doit accepter de ressentir que le texte qu’il lit n’a pas été « écrit » par un Français. Il doit faire l’effort de s’ouvrir à autre chose, autrement dit, à l’Autre pour pouvoir accéder à de nouvelles formes d’écriture-traduction.


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